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Mémoire de microscope

Les dix paroles du fond du passé, Dix Commandements pour une Vie paisible
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L'INCRÉDULE ASSASSIN

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Table des matières




L'hiver approche. Les grands vents de novembre rassemblent les esprits de la nuit. Les rêves les plus fous se dispersent dans la bourrasque infernale. Les flaques d'eau mouillent les pieds distraits, tandis que la pluie morose colle son humidité sur les dos appesantis d'encore un hiver à venir.

Indifférent, le laboratoire fonctionne selon l'ordre établi. Les vitres embuées assombrissent les locaux trop tièdes. Dans cette moite chaleur d'ambiance confinée, les cœurs sont serrés par les habitudes, fermés par la routine.

Dehors, le vent chasse les pensées prisonnières et dissout les illusions. Quel vieil arbre novembre déracinera-t-il cette nuit ?

Bientôt, les gelées cristallines figeront tout ce fou désordre. Le soleil pur de décembre éclairera la sérénité d'une année finissante. Peut-être la neige couvrira-t-elle de son doux manteau scintillant les misères inégales. Beau ou laid, tout sera blanc, adouci par la poudre lumineuse. Une fraternelle chaleur exultera des cœurs attendris par le froid duvet.

Le ronronnement de deux flammes berce le silence. Les deux techniciennes s'appliquent. Les boîtes valsent, entraînées par la baguette de platine. Les microbes glissent sur les surfaces lisses aux couleurs variées.

Les pensées de l'une sont à son mari et à son fils. Elle a le front plissé. Le gamin a encore fait des bêtises à l'école : Il a giflé un professeur. La direction le menace de renvoi. L'homme insulte sa femme et l'enfant ingrat qui pas le sien. Il crie, puis va noyer ses mauvaises paroles dans l'alcool abrutissant.

L'esprit de l'autre vogue à travers Rémy. Hier, Il est venu. Son beau sourire offrait des lèvres sensuelles. Joséphine y posa des yeux interrogateurs : "Joues-tu ou puis-je enfin m'épanouir sur ton épaule ?" Mais sa bouche articula :

- Vous semblez en pleine forme aujourd'hui.

Les prunelles foncées scintillèrent. Taquin, il répondit :

- Je me sens disposé à avaler le monde.

Malicieuse, elle répliqua :

- Pour ma part, je me contenterais bien d'une seule personne.

- Ah oui ?

L'interrogation était coquine, mais ses yeux s'embrasaient et ses lèvres palpitaient. Embarrassée par la tournure pourtant tant attendue de la conversation, Joséphine recula sur un ton léger :

- Encore faut-il l'élire ! Ce n'est pas chose facile. Vous avez raison : embrasser le monde est plus commode.

Les yeux marron fixèrent le sol et leur lumière s'éteignit, tandis que les joues rosissaient. Il releva la tête un bref instant. Son regard n'était plus qu'une interrogation malheureuse. Il mordillait maintenant ses lèvres tantôt offertes.

Joséphine était pourpre, non pas à cause des paroles insignifiantes, mais parce qu'elle avait tourné en dérision sa timide approche. Il s'est offert dans un regard. Elle a badiné en reculant. Quelle tristesse ! Elle n'osait plus parler. Elle détourna les yeux pour ne pas montrer la peine qui y perlait. Il s'enquit des résultats d'un cas banal. Elle répondit en allongeant les explications pour qu'il reste encore un peu. Il soupira, promena son regard triste sur les objets du local, puis, comme à regret, il prit congé. Elle aurait voulu lui crier sa peine et son désarroi, mais elle détourna les yeux, gênée par des pensées trop précises.

La pluie fouette les carreaux. La flamme est insolante dans sa régularité. Irénée est sortie, probablement partie jaser au secrétariat. Joséphine est triste. Le souvenir des lèvres si brièvement offertes et si rapidement rembarrées harcèle ses pensées. Pourquoi s'être ainsi jouée de lui ? Est-ce seulement de la maladresse ? Quand la bouche ne sait que badiner, il vaudrait mieux qu'elle se taise. Les yeux seraient-ils aussi stupides ? Et si c'était seulement de la peur ? A moins que ce ne soit du réalisme : Un rêve n'est peut-être pas voué à être réalisé ! Elle se dit tout de même que la prochaine fois...

De l'autre côté du couloir, le chef blond promène le courant d'air de son dynamisme. Sa voix flotte au-dessus des bruits routiniers. Joséphine l'imagine très bien : Il promène ses longues jambes, les bras croisés, les mains bien à plat, les doigts écartés sous les aisselles. Il a l'intonation des jours de grande réorganisation. A plusieurs reprises, Joséphine l'entend prononcer le mot bactério. L'activité de la chimie s'est peu à peu ralentie. Les techniciens écoutent la voix déterminée du berger. Quelques questions, timides, inaudibles de derrière la porte, se risquent au détour des phrases très nettes du docteur Coupdevent. Puis la voix plus proche de ce dernier conclut :

- Le nouveau arrivera lundi prochain. Il a un contrat d'une durée de six mois.

Accompagnée par un pas rapide, la phrase se perd dans la résonance du long couloir. La lourde porte d'entrée s'ouvre puis se referme sur l'autorité qui sort.

Les brides maintenant lâchées, le troupeau galope dans un flot de commentaires. Le mot bactério est encore quelques fois prononcé.

Irénée rentre de sa flânerie. Elle questionne Joséphine :

- Tu n'es pas venue écouter le chef ?

- Il ne m'a pas invitée et en plus, j'ai autre chose à faire que d'entendre ses bêtises.

- Ce n'était pas des bêtises : Françoise commence ici la semaine prochaine. Il a dit que tu ne pouvais continuer à travailler autant.

- Tiens, tiens ! Voilà qui est intéressant. Heureusement que je n'étais pas là, à l'écouter, il n'aurait sûrement pas dit ça.

- Mais pour l'informatique, il faudra encore attendre quelques mois.

- Dommage, vraiment dommage !

Joséphine entretien une conversation décente avec sa collègue, mais malgré les bonnes nouvelles ses pensées sont à Rémy. Irénée se remet au travail. Le silence règne à nouveau.

La laborantine regrette de n'avoir pas retenu les lèvres offertes. Elles étaient si proches ! Elle a tout perdu. Elle avait pourtant tant attendu, tant espéré. La prochaine fois…

Les bactéries la rappellent Voici une difficulté à résoudre. Toujours cette même espèce de pasteurella. C'est trop !

Françoise entre :

- Alors, tu es au courant ?

Elle se penche vers la table :

- Encore ta mystérieuse souche ?

- Oui. J'ai écrit pour avoir les résultats des envois précédents. "Identification toujours en cours", m'ont-ils répondu. Tu te rends compte !

- Tu as peut-être trouvé une nouvelle bactérie.

- Et qui viendrait d'où ?

- Je parie que si on expliquait ça aux vieux de mon village, ils diraient que c'est la faute de Tchernobyl et de toutes les saloperies qu'il y a maintenant dans l'air.

- L'air, la terre et la nourriture !

- C'est à se demander ce qu'on va laisser à nos enfants.

Mais les deux laborantines quittent le terrain environnemental. Elles ont à établir des projets d'organisation de l'avenir. Irénée est consultée. Elles vont manquer de place ! Il faudra changer l'emplacement d'un frigo. C'est bête pour l'informatique !

 

Rémy a bien fini par revenir. Il ne s'est pas attardé. Ses yeux marron ne se posaient pas. Ses lèvres charnues souriaient poliment. Seules, sa gentillesse, la douceur de sa voix calme, ses mains fines de guérisseur étaient présentes. Le reste de lui fuyait plus vite que son regard.

Joséphine le regardait d'un air navré. Elle sut ce jour-là que le beau rêve venait de finir, chassé par les paroles de la dernière conversation. Ouvert à vif, le cœur avait parlé avec les yeux. Il a pourtant suffit d'une phrase stupide pour rompre le charme depuis trop longtemps et trop fort tendu. Il ne résista à ce désir trop puissant, un désir mal défini, trop fort, pas assez précis.

Elle sut ce jour-là qu'elle n'avait que fixé sur Rémy tous ses rêves communs de femme.

Pourquoi lui ? Parce qu'il est doux et attentif ? Parce qu'une mèche rebelle de ses cheveux soyeux a tenté les doigts de la laborantine, des doigts impatients de la lisser. Parce qu'un regard marron a brillé jusqu'au fond de son cœur ? Mais les hivers ont gelé l'arbre. Les étés l'ont séché. Lourd de tant de besoins contenus, trop sec d'espérances vaines, il vient de casser net.

Pour exister, l'amour doit être spontané et concret. Tout le reste n'est qu'illusion. Rémy n'a été que l'objet bienveillant des fixations de Joséphine. La voici maintenant titubante de tous ses désirs sans but, soûle du désordre de ses sentiments. Que faire de toutes ces forces ? Un besoin de tendresse passionnée attend de pouvoir saisir à pleins baisers son humain désir d'aimer.

 

Aujourd'hui, notre laborantine prolongera encore sa journée jusque bien tard. Installée au microscope, elle lit les BK. Ce travail est monotone, car la coloration très sélective détruit les autres bactéries ainsi que l'environnement cytologique. Les yeux de la technicienne cherchent dans la noirceur légèrement verdâtre des lames, le moindre petit bacilles scintillant. Les lumineuses bactéries sont très rares. Des paysages mornes défilent devant l'objectif. Quelquefois, des formes lunaires succèdent à des mosaïques jade et brique. Mais l'imagination pressée par le bon sens n'a pas le temps de s'attarder sur ce qui est dépourvu de signification.

Joséphine place à nouveau une lame sur la platine. Elle n'a pas encore réglé l'objectif que son œil est déjà ébloui par un incendie orangé. La mise au point offre le spectacle magnifique d'un tapis de bacilles bien typique d'une présomption de tuberculose. Elle consulte son cahier : Il s'agit d'un frottis de plaie… Et c'est pour Botte ! Les germes sont innombrables. Le prélèvement est plus riche qu'une culture bactérienne.

Elle se précipite en quête des autorités. Fifi arrive la première et reste rivée, bouche bée, aux oculaires. Le pharmacien s'empresse, car il veut voir, lui aussi. Le chef agite ses longs bras, mais il ne regardera pas. Il se fie à ses sbires. Il évite le regard triomphant de Joséphine.

Cette dernière ne peut contenir son agitation. Irénée la regarde : "Tu avais raison", semble-t-elle lui dire de l'air d'un soldat fier de son capitaine.

La nouvelle se répand très vite. Des chimistes attendent leur tour au microscope, non pas que les BK les intéressent tous, mais ils viennent ainsi marquer leur sympathie à une collègue qui a pertinemment bravé Gendron et sa troupe.

Fifi est partie prévenir ce dernier. Le chef a disparu. Le pharmacien articule des explications stupides à l'auditoire grossissant. Joséphine est contente. Elle sait maintenant avec certitude qu'elle avait raison. Pour elle, la bataille Botte est terminée. Des mois de fatigue, de lassitude viennent de trouver leur justification et leur récompense. Les chimistes ne disent mot, mais leurs yeux félicitent la bactériologiste qui, imprudente, ne cache pas sa joie.

Tous finissent par regagner leur poste de travail. Le pharmacien consulte le vieux livre de dermatologie. Joséphine montre les beaux BK à Irénée émerveillée.

Fifi revient. Elle est rouge et essoufflée :

- Ils arrivent.

- Qui ?

- Le docteur Gendron et son équipe. Il n'est pas content, car il n'a pas demandé cette analyse. C'est l'infirmière qui, révoltée par l'évolution catastrophique de la plaie du pauvre homme, a prélevé le frottis ce matin de sa propre initiative et à l'insu de son patron.

- Elle a bien fait !

- Évidemment, mais le problème, c'est qu'il affirme toujours haut et fort qu'il ne peut s'agir d'une tuberculose. Il prétend que le patient se porte à merveille…

Fifi jette un coup d'œil dans le couloir. Elle change de ton pour dire à voix basse :

- Vous allez pouvoir juger par vous-même, car les voici qui arrivent.

Gendron s'adresse directement à Joséphine. Il lui dit sèchement :

- Il ne s'agit pas d'une tuberculose !

Fifi disparaît sans bruit pendant que Joséphine répond :

- Regardez au microscope ! C'est bourré de bacilles de Koch typiques. Lisez ici. Le livre est peut-être vieux, mais la maladie y est bien décrite.

Dédaigneux, il livre ses propres arguments :

- Le bacille de Koch forme un pus caséeux. Ce n'est pas le cas ici.

- Non, Docteur, pas toujours. Nous sommes en face d'une tuberculose cutanée. Lisez !

Elle lui désigne une fois encore le vieux livre de dermatologie.

Gêné, le pharmacien essaye d'intervenir. Il balbutie :

- Il s'agit peut-être d'une autre mycobactérie ?

Joséphine essaye de rester calme. Elle lui répond en le fixant sévèrement :

- Allons, Monsieur !

Puis, elle se tourne vers le médecin et lui dit avec fermeté :

- Lisez Docteur !

Le praticien lance un regard méprisant à la technicienne et dédaigne le livre qu'elle lui présente.

Les internes et les stagiaires semblent médusés de voir ainsi leur maître contrarié, mais les sourires narquois que certains échangent témoignent de leur sens critique. Ils posent des questions au maître qui, en retour, leur assène un cours sur la tuberculose moderne. Le pharmacien écoute avec attention. Joséphine contient difficilement son énervement. Elle sent qu'elle va éclater. D'un signe de tête, elle entraîne Irénée vers l'office. Une ration de café, bue tranquillement loin des imbéciles, ne saurait pas nuire.

Elle a à peine posé ses lèvres à la tasse que Fifi arrive. Très animée, la biologiste commence un étrange rapport :

- L'attitude du docteur Gendron m'a excédée. J'ai téléphoné au professeur X. Il confirme l'existence de la tuberculose cutanée. De plus, il dit qu'il ne faut jamais négliger un BK positif. Il m'a donné les coordonnées d'une dermatologue et d'une biologiste qui ont réalisé ensemble une étude sur le sujet. Je les ai appelées. Elles sont toutes deux intéressées par notre cas. Elles disent que cette maladie est très sérieuse et que l'issue peut-être fatale, surtout en l'absence d'un traitement précoce.

- Leur avez-vous demandé si l'amikacine peut avoir une action sur le germe ?

- Il s'agit précisément de l'antibiotique qu'elles administrent à leurs patients dont l'état général ne peut supporter le traitement classique.

Merci. Maintenant, tout est clair. Je sais pourquoi je n'ai rein trouvé pendant si longtemps : Le traitement antibiotique administré pour lutter contre le pyocianique agissait favorablement sur les BK.

- Le docteur Gendron est-il parti ?

- Non, il est en bactério. Il donne un cours sur la tuberculose à ses stagiaires.

- Il va falloir l'affronter et le convaincre… Il vaudrait mieux qu'il ait renvoyé les étudiants…

- Vous avez raison. Mais, au fait, comment avez-vous pensé à téléphoner au professeur X ?

- J'étais excédée par l'incrédulité générale….

Fifi rosit légèrement et se décide enfin :

- Cette histoire me perturbe depuis longtemps. Je ne savais plus que penser. Dernièrement, j'en ai parlé au vieux patron.

- Vous le rencontrez quelques fois ?

- Tout à fait entre nous : régulièrement.

Joséphine ne peut s'empêcher de sourire. Fifi poursuit :

- Il m'a répondu que, sous cortisone, même l'impossible peut arriver, à plus forte raison, une vieille maladie oubliée. "Adressez-vous à mon ami, le professeur X, car je ne peux rien faire pour ramener ces fous à la raison, m'a-t-il dit." Par contre il vous remet ses compliments. Il est très heureux de constater que vous n'avez pas perdu votre entêtement. Il hésite à vous téléphoner un de ces jours.

- Mais qu'il le fasse !

- Je le lui dirai. Bon, si nous nous préparions à livrer bataille ?

- Allez-y. Je vous suis. Je me contenterai de rester aux premières loges.

 

Très heureux de l'attention de ses élèves, Gendron accueille Fifi avec un large sourire. Cette dernière lui répond avec coquetterie avant d'ironiser sur ses talents de professeur. Puis, enfin, elle déploie sa stratégie de chatte. Les étudiants sont renvoyés d'un geste, juste à temps, avant que le verdict du professeur X n'ébranle notre savant. Il essaye encore de défendre son avis, mais la référence est de taille ! Ses arguments paraissent minables.

Joséphine intervient :

- Deux prélèvements sont positifs. Il ne peut donc s'agir d'une contamination. De plus, l'identification de la première souche a été confirmée par le laboratoire de référence.

Une lueur éclaire tout à coup les yeux de l'imbécile qui s'enquiert :

- Et la deuxième ?

La laborantine s'impatiente :

- Docteur, le prélèvement a été effectué ce matin. Il va falloir trois semaines au germe pour se développer. Ensuite, la souche sera, elle aussi envoyée.

Joséphine se tourne vers Fifi :

- Si vous n'y voyez pas d'inconvénient, je m'adresserai également à la biologiste dont le professeur X vous a donné les coordonnées.

C'est une excellente idée.

L'œil aux aguets, Gendron pose encore une question :

- Combien de temps cela prendra-t-il ?

- Trois semaines pour la culture et encore autant pour l'identification, si tout va bien. Attendrez-vous encore six semaines pour traiter votre patient ? Les analyses sont formelles : il s'agit d'une tuberculose !

Cette fois, Fifi est catégorique :

- Attendre pourrait être fatal à votre patient.

Le médecin hésite. Il jauge la situation. Son regard s'attarde dans le vide. A chaque attaque, il semble un peu plus désorienté. Avant de rendre les armes, il tente encore une fois de justifier sa position :

- De toute façon, ce patient n'est pas en état de supporter l'association antituberculeuse classique.

Joséphine regarde Fifi. Elles échangent un sourire discret. La biologiste s'apprête à porter l'estocade :

- Ne soyez pas pessimiste, cher confrère !

Il fait le beau et interroge sur un ton galant :

- Auriez-vous une solution à proposer ?

Fifi entre dans son jeu. Elle répond en badinant :

- Reprenez tout simplement le traitement à l'amikacine que vous avez si judicieusement administré à l'occasion de sa bronchite.

Le ton redevient professionnel :

- Il ne s'agit pas d'un antituberculeux !

- Je le pensais également, mais je viens d'apprendre le contraire.

Joséphine ne peut s'empêcher de sourire à nouveau. Elle baisse la tête et la tourne un peu, afin de cacher la satisfaction qu'elle a d'elle même. Fifi rapporte le contenu de ses communications téléphoniques. Gendron est silencieux. Il va se rendre. Il lève lentement la tête, regarde Fifi, puis Joséphine et dit :

- Venez voir la plaie.

La technicienne est effarouchée. Elle s'exclame :

- Je ne suis pas médecin ! Je n'examine pas les malades.

Avec ironie et légèrement agressif, il rétorque :

- Puisque vous prétendez qu'il s'agit d'une tuberculose, vous devez savoir à quoi cela ressemble.

Fifi s'amuse et, gaiement, elle entraîne la laborantine :

- Allons-y. Vous ne pouvez pas vous dérober.

Joséphine n'aime pas ça. Crachats, cacas ou n'importe quelle merde sont pour elle de beaux spécimens. L'analyse exige parfois de les observer de façon très approfondie. L'odeur n'est pas souvent agréable. Rien de tout cela ne la dérange. Mais voir un malade qui souffre, tripoter de la peau vivante avec ne fusse qu'une toute petite aiguille, elle ne peut pas ! Joséphine ne saurait pas être ni infirmière, ni médecin. Mais puisqu'il faut y aller, allons-y !

En chemin, Gendron raisonne à haute voix. Il s'adresse à Fifi en concluant son monologue :

- Je pense que je vais lui administrer de la streptomycine.

Fifi approuve :

- Pourquoi pas, en effet !

Joséphine ne comprend plus rien. "Pourquoi utiliser un vieux produit, pense-t-elle, alors que l'amikacine est le dernier-né de la même famille ? Fifi estime probablement qu'elle a déjà suffisamment contrarié ce con. Elle n'ose certainement pas lui en imposer d'avantage. Elle vient de gagner une manche. Ce serait peut-être inconvenant de poursuivre la bataille ? Mais la médecine peut-elle tolérer ce genre de politesses ? Un traitement se négocie-t-il comme l'achat d'un tapis à la foire ?"

Offusquée, notre laborantine risque une ultime question hors de ses attributions :

- Préférez-vous la streptomycine à l'amikacine ?

- Je ne veux pas prendre des risques. La streptomycine a été éprouvée.

Joséphine regarde Fifi, mais cette dernière qui est tout de même médecin, ne paraît pas disposée à intervenir, au contraire. Le trio arrive enfin devant la chambre du "cas", suivi de près par l'infirmière et son chariot.

Monsieur Botte est couché sur son lit. Il sourit à la vue de son médecin, mais regarde les deux blanches inconnues d'un œil inquiet. Il est couvert jusqu'aux épaules et semble paisible.

Madame Botte est assise, dévouée, au chevet de son mari. Elle se lève humblement à l'entrée des tabliers blancs. Son regard triste s'adresse à Gendron, le suppliant : "Guérissez-le-moi, Docteur." Depuis combien de temps implore-t-elle de la sorte ?

Cette femme aimante et douce sait que son compagnon est très malade. Pourtant, elle n'est pas médecin. Son visage résigné n'est que prière. Elle demande. Mais espère-t-elle encore ?

Gendron présente les personnes qui l'accompagnent. Il s'adresse surtout à Madame, comme si Monsieur…

- Voici deux docteurs du laboratoire. Ils viennent de trouver un microbe chez votre mati.

Madame Botte tremble. Elle avance en demandant :

- C'est grave Docteur ?

- Non, à l'époque actuelle, ça se soigne très bien. Il s'agit du germe de la tuberculose.

Madame Botte baisse la tête. Elle se tait, mais elle pense : "Ah ! Mon Dieu ! Quelle catastrophe… Et quelle honte !"

Monsieur Botte ne dit rien. Il ne bouge pas, mais ses joues tremblent. On dirait qu'il va pleurer. Cet homme a l'air désespéré, comme si rien de pis ne pouvait lui arriver. Son menton se contracte. Va-t-il fondre en larmes ?

Gendron lui parle gentiment :

- Ne vous inquiétez pas. Nous allons vous débarrasser de ça. L'infirmière va enlever votre pansement pour montrer aux médecins du laboratoire.

Botte détourne les yeux. Ils n'aime pas les "docteurs" du laboratoire, ceux qui donnent un nom infamant à son mal. La tuberculose ! Le père de son voisin en est mort, il y a bien longtemps et aussi le cousin de la Clara, mais c'était des malpropres et des alcooliques !

Oui, cet homme a envie de pleurer, mais c'est un homme, il gardera les yeux secs.

L'infirmière le découvre d'un geste rapide. Un geste professionnel, très correct. L'homme est entièrement nu sur son lit, couché bien droit. Son visage paraît ses soixante-cinq ans, mais son corps sans âge a une peau lisse et tendue, une peau d'homme encore jeune. Il semble en bonne santé. Seul un bandage à la cuisse droite pourrait peut-être justifier pareil alitement.

L'infirmière commence à dérouler le pansement. Joséphine lui demande :

- Est-ce vous qui avez prélevé les deux frottis de ce matin ?

- Oui.

- Ils étaient parfaits.

- Merci.

Les compliments de la laborantine embarrassent quelque peu l'infirmière qui s'active à la tâche en rougissant. Elle déballe la cuisse du malade qui tremble maintenant de tout son corps. Est-ce douloureux ? Personne ne le lui demande et il ne le dit pas.

Sous le bandage, une épaisse couche de gaze gras cache "l'ulcère" mystérieux. à l'aide d'une pince, l'infirmière enlève la protection. Une pellicule imbibée d'onguent colle encore sur la plaie. Elle la soulève délicatement. Botte se crispe jusqu'au orteils. Il serre les mâchoires et ferme les yeux avec force. Il souffre atrocement.

L'horreur apparaît : Les muscles de la cuisse sont à nu sur une surface large comme la paume de la main. Autour de ce "trou", comme l'appelait Fifi, la peau est nécrosée, couleur gris noir, et marbrée de sillons jaunes.

- Est-ce de la pommade, demande la laborantine ?

- Non, répond l'infirmière, c'est là que j'ai prélevé le frottis étiqueté "pus jaune".

- Celui-là même où pullulaient les germes !

Joséphine regarde Gendron. Ce dernier s'adresse à Botte :

- Tout va bien aller. Demain vous subirez encore une petite opération.

Les yeux du malheureux supplient : "Non, Docteur. Je n'en peux plus." Mais le médecin continue :

- Cela ne durera pas longtemps. On va seulement nettoyer la plaie.

Depuis combien de temps la lui fait-il "nettoyer" ? Une fois de plus, les chirurgiens vont retirer cinq centimètres de peau nécrosée autour de la lésion. Il le faut. Et puis après ? Les muscles sont à nu. Comment la peau pourrait-elle se reformer ? comment ce "trou" va-t-il cicatriser ?

Gendron s'adresse à Fifi :

- Ne trouvez-vous pas que les bourgeons sont très beaux ? Ils sont propres.

Fifi ne répond pas. Elle semble un peu écoeurée. Joséphine est révoltée. "Des bourgeons ! Il s'agit des muscles à nu. La peau ne saurait pas se reformer à partir de ça…" Elle regarde Fifi d'un air mauvais : "Alors, on s'en va, disent ses yeux ? Nous n'avons plus rien à faire ici !" En effet, que conclure devant ce malheureux ?

Tant que les tissus cutanés seront nécrosés par le BK, il n'y aura aucun espoir. Enlever, enlever et encore enlever. Très bien, mais jusqu'où ? Vite un traitement antituberculeux ! Vite. La chirurgie nettoie, le trou s'agrandit. Le foie et les reins sont fatigués. Heureusement l'amikacine, sous contrôle serré pourra encore être toléré. La streptomycine aussi. Sa toxicité se situe au niveau des oreilles. Il y a pis !

Le jour même, le docteur Gendron a fait envoyer des échantillons d'urines et des expectorations au laboratoire. Joséphine a immédiatement effectué les recherches de BK. Le soir, la réponse est tombée : les expectorations sont toujours négatives, mais le germe est présent dans les urines. Évidemment, le foyer de la maladie se situe au niveau des reins ! Voilà pourquoi ces derniers sont altérés. L'administration d'amikacine peut encore apporter un espoir, s'il n'est pas déjà trop tard.

Fifi et Joséphine discutent encore longuement de tout cela. La biologiste se charge de presser le médecin afin qu'il agisse enfin de façon à donner une chance au malade.

Mais trois jour plus tard, elle arrive furieuse au laboratoire. Elle se précipite en bactério :

- Botte va recevoir l'association P.A.S.-éthambutol !

- Mais ce con va le tuer !

- Je le lui ai dit, mais il prétend qu'il s'est renseigné. De plus, le médecin traitant est de son avis.

- Ah oui ! Le génie qui a laissé ce malheureux cinq ans sous cortisone ! Fameuse équipe ! Que pouvons-nous faire ?

- Rien.

Joséphine prend une grosse colère. Elle frappe son poing sur la table, puis elle se calme pour demander :

- Et le chef, que dit-il ?

- "Nous n'avons pas à nous immiscer dans les décisions des médecins." Ce sont là ses propres paroles.

Joséphine est découragée. Fifi sort avant d'avoir à entendre des grossièretés sur ses confrères, car la déontologie médicale lui impose une certaine réserve.

Il a bien fallu que notre technicienne reprenne le fil du travail journalier. Françoise va bientôt commencer en bactério. Pas ce lundi, mais très prochainement, quand le "nouveau" sera initié en chimie. Avec Irénée, elles vont former une bonne équipe !

 

La tourmente de novembre s'est apaisée. Un gel franc a ouvert l'horizon. L'air est profond, froid et sans équivoque. Rémy est un ami gentil et doux. Sa voix procure autant de plaisir que les scintillants cristaux du matin d'un beau jour. Ses cheveux ondulés et drus sont seulement le fanion d'une douce amitié. Pourtant, quand ils apparaissent à l'improviste au coin d'un couloir, il arrive qu'ils fassent encore tressaillir le coeur de la laborantine. Mais très vite, la logique implacable calme ce rebelle. Un jour prochain, toutes les blessures seront cicatrisées. Les yeux clairs échangeront alors, sans regrets, des regards de très vieux complices, avec juste un peu de malice enfantine.

Il paraît que Botte tient le coup. Le pharmacien a eu une conversation avec le docteur Gendron. Ce dernier est enchanté du résultat du traitement.

Il ne se passe pas un jour sans la visite de Rémy. Aujourd'hui, son regard sombre était encore quémandeur, mais la laborantine ne s'est pas prise au jeu. Elle a souri gentiment, comprenant le besoin de l'autre, besoin sien également.

Elle a regardé avec chaleur, mais sans passion celui qui a tenu si longtemps son cœur au fond de ses yeux marrons : "Je ne connais pas le fond de toi. Il n'est pas pour moi. Ne joue donc pas à occuper mes pensées. Laisse-les libres. Elles ont besoin de prendre leur envol."

Le regard sombre s'est attardé encore un peu sur les yeux implacables de la raison. Puis, comme à regret, les lèvres ont daigné se dénouer pour conclure :

- Dans la vie, on passe parfois bêtement à côté de l'essentiel pour un mot qu'on a pas dit au moment où il fallait.

- Ce qu'on a pas dit doit être oublié puisque qu'on ne l'a pas dit. Le temps passé ne se remonte pas.

Elle a accompagné sa phrase d'un regard chargé de reproches : "Oui, mon ami, j'ai gaspillé mon temps à rêver d'illusions. Beaucoup trop de temps, en vain.

Joséphine est libérée de Rémy. La flamme a perdu son pouvoir illusoire. Quelles lèvres apparaîtront demain, brûlantes, au-dessus du cône bleu, sous la moustache de l'anse grésillante ? Aujourd'hui, Joséphine est fragile. Son cœur est vide. Mais elle est légère d'avoir rompu des attaches imaginaires et oppressantes. La flamme ronronne. La journée sera longue et pesante.

Françoise entre :

- Tu sais quoi ?

- Non.

- Je ne viens pas.

- Comment, tu ne viens pas ?

- Le nouveau qui devait arriver lundi s'est désisté. La direction a décidé, par mesure d'économie de ne plus engager. Je dois donc rester en chimie.

Joséphine éclate. Elle prend une colère telle que les larmes lui viennent aux yeux. Elle cherche le chef. Il est au secrétariat. Elle l'interpelle violemment :

- Alors ?

Il prend un air surpris et intimidé. Puis, sur le ton de la plaisanterie, il demande :

- Qu'il y a-t-il ?

- Est-ce vrai que Françoise ne viendra pas en bactério ?

- C'est à dire …

- Viendra-t-elle ou non ?

- Non.

Joséphine est enragée. Ses regards sont des éclairs. Elle mitraille le blond fanfaron avec ses yeux et en paroles :

- Non ? … Pourquoi non ? … Et moi ? Vous pensez que vais continuer à me crever comme je le fais ?

Le chef conserve son ton ironique, mais il devient plus caustique dans l'intonation :

- Personne ne vous demande de le faire !

- Ah non ? Et qui va réaliser tout ce travail, si je ne le fais pas ? Vous ?

- Dites donc !

Cette fois, il se fâche :

- Personne ne vous retient.

- Ah ! C'est comme ça ! Merci beaucoup. Je partirai, soyez-en certain !

- Personne ne s'en plaindra.

Elle sort parce qu'elle sent qu'elle va pleurer. Pas devant lui tout de même !

Les éclats de voix sont parvenus jusqu'en chimie. Tous les techniciens sont terrés à leur poste de travail. Joséphine regagne son local blanc-jauni. Rémy est là. Irénée vient de lui exposer la situation. Il regarde son amie avec un air d'impuissance. Celle-ci fournit de gros efforts pour rester digne, mais la fontaine scintille et la gorge tremble. Elle est incapable de parler.

Très adroit, son ami pose des questions à propos d'un cas. Elle cherche dans son grand cahier. Elle trouve. Fière de l'isolement réussi, elle commente le résultat. Le médecin explique la clinique. La laborantine se détend.

Il prend congé par une invitation sincère :

- Passez me voir un de ces jours, cela me fera un grand plaisir.

Joséphine soupir encore une fois. Non, elle ne va pas tout laisser là aujourd'hui. Il y a une souche de salmonella à identifier. Une femme enceinte attend le résultat de son antibiogramme pour être traitée…

 

Fifi entre. Elle est très agitée. Le regard encore fâché de Joséphine ne l'atteint pas. Émue, elle demande :

- Êtes-vous au courant ?

La réponse de la laborantine est glaciale :

- Oui, Françoise ne vient pas !

Mais le couperet tombe :

- Botte est mort.

Joséphine se tait. Elle est pâle. Le regard fixe et lointain, la biologiste précise dans un murmure :

- Ce matin.

Plus jamais, il ne verra la neige… Dehors, les premiers flocons tombent lentement.






 Fin  

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