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Mémoire de microscope

Les dix paroles du fond du passé, Dix Commandements pour une Vie paisible
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STREPTOCOQUES DÉMASQUÉS


Table des matières

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Belgique. Ou, si vous voulez, ailleurs, car l’être humain est ce qu’il est. Ni l’espace, ni le temps ne le changent, si ce n’est dans ce que les déplacements lui apportent.

Province de Namur. Verte vallée arrosée par le paisible et pollué courant de la Meuse. Ici fleuve, ailleurs elle pourrait n'être qu'une rivière.

Porte des Ardennes. Paysage vallonné : Wallonie ! Ici ne s'étale pas le "plat pays". Ici, on parle français. Pourtant, la France n'est pas notre patrie. L'histoire nous a fait ce que nous sommes : un peuple mosaïque bien enraciné au flan d'une Europe parturiente d'elle-même.

Cernée de ruines moyenâgeuses, la Meuse coule paisiblement entre ses rides qui sont autant de témoignages d'un long passé. Une citadelle majestueuse accroche ses ailes sur la masse calcaire d'un rocher abrupt, lui-même flanqué d'une église colossale. Dieu et la guerre ont souvent fait bon ménage dans l'esprit de l'homme. Quel plus bel hommage peut-on rendre aux morts des luttes imbéciles que d'ériger un temple de prières à l'endroit même où ils sont tombés ? Pourtant, les ferveurs religieuses n'empêchèrent pas d'autres massacres, ni là, ni ailleurs.

Coincée dans sa vallée et son passé, la ville exhibe ses vestiges. Des hordes touristiques viennent chaque été regarder sans voir et s'ébattre sans savoir. Les bourgeois, propriétaires de vieilles pierres ou de commerces modernes, regardent d'en haut les mouvements du tiroir-caisse. Leurs yeux seront bienveillants si vous êtes bons clients. Je vous le disais : C'est ici comme ailleurs ! Et qui plus est, les catholiques dirigent. Eh oui, encore ! Mais ils partagent avec des libéraux peut-être un peu trop libertaires ou avec des socialistes qui parfois engraissent. Ou est-ce l'inverse ? Allez savoir !

J'allais oublier de vous parler des chômeurs et des vieux. Ces derniers crèvent comme partout, trop souvent à l'hôpital. Puis on les enterre sous une montagne de fleurs parce qu'il faut faire les choses comme il faut.

 

Dans ce quelque part, humain comme partout, une jeune femme franchit l'entrée principale d'un bâtiment assez récent et énorme pour l'endroit. Il s'agit de l'hôpital régional. Elle se dirige vers l’annexe technique et disparaît derrière une porte banale, celle du vestiaire du personnel. Elle en ressort presque aussitôt avec, en mains, l’uniforme des travailleurs de la santé : un immaculé tablier blanc. Ses cheveux noués à la hâte sur la nuque semblent disposés à se rebeller. On sent qu’elle ne cherche pas à plaire. Sans interrompre sa marche dans le long couloir, elle enfile sa blouse blanche. Son esprit doit être très occupé, car elle se laisse surprendre par le tout souriant Jean, un collègue bon vivant qui s’amuse chaque fois qu’il la tire de sa rêverie :

- Bonjour, Joséphine !

La voix est amicale. La jeune femme sursaute un peu, sourit et répond, visiblement satisfaite de la rencontre. Ils poursuivent leur chemin ensemble jusqu’à l’austère "laboratoire de biologie clinique ". Ils échangent des banalités sur le temps qu’il fera aujourd’hui. Arrivé devant l’antre sacré, chacun disparaît derrière sa porte.

A peine entrée, tout en achevant de boutonner sa tenue, Joséphine jette un coup d’œil circulaire sur son domaine. Elle fronce les sourcils : le matériel est dérangé. Il y a donc eu une urgence cette nuit. "Toujours pareil ! Les gardes ne rangent jamais rien", pense-t-elle.

Joséphine nettoie. "Ordre et propreté sont le début du travail bien fait." Elle s’applique donc à la tâche. Bientôt, chaque objet aura retrouvé sa place précise sur les étagères blanches. Les tables noires, à la surface nette et impeccablement propre, inviteront à un rigoureux labeur.

La laborantine ouvre ensuite la porte vitrée d’une armoire blanche et tiède. Elle en sort avec précaution des boîtes rondes et plates qu’elle dispose sur la table, face à la fenêtre. C’est l’endroit idéal pour une bonne observation. Bientôt, les petits tas aux couleurs différentes et agréables couvriront plus de la moitié de la surface noire.

Joséphine s’assied. A sa droite, les boîtes. Devant elle, un cahier ouvert. A sa gauche, le morceau de table resté noir. A travers la fenêtre, on voit les arbres du parc. Des oiseaux chantent. Ils ignorent les mystères des cultures bactériennes.

Maintenant, le véritable travail commence : une à une, les boîtes de Pétri passent de droite à gauche en marquant un arrêt devant le regard rigoureux de la technicienne. La main de cette dernière court sur le papier du grand cahier.

De temps en temps, elle se lève pour consulter notre ami, le microscope, celui qui voit et raconte, le confident secret et fidèle qui, bien qu’anonyme, se décide à parler. Il nous dira des petites misères et des grandes choses.

La main de la laborantine court de nouveau, plus vite encore, sur le papier du grand cahier. Le petit laboratoire de bactériologie fonctionne suivant l’ordre bien défini des analyses à effectuer.

Mais la porte s'ouvre ! Ouille… C'est le grand chef blanc… Il porte sa proche soixantaine avec bonhomie. Ses cheveux blancs depuis longtemps sont le complément indispensable de son tablier doctoral. C'est que le grand chef est médecin, biologiste et, évidemment… autoritaire. Il n'y a pas là de quoi se formaliser : Joséphine l'a toujours connu blanc, médecin et autoritaire. Mais il n'est pas fier. Il a de la considération pour les fourmis qu'il terrorise. Aujourd'hui, il sourit. Joséphine se méfie. Que veut-il ? En guise de protection, elle affiche sa tête des mauvais jours. C'est toujours comme ça. Ils se connaissent depuis longtemps. Ils ont leurs codes. Le patron ne demande pas son habituel "Alors Miss, ça va ?" Il n'aime s'entendre dire non. Alors, sur le ton bref du patron, il interroge :

- Qu'avez-vous isolé pour X ?

- Rien.

Il manifeste sa contrariété en mettant la réponse en doute :

- Montrez-moi les boîtes.

Il les regarde d'un air fâché. Puis, sans commentaire, il sort en grognant. Joséphine fait la moue. Pensez donc ! Le cas est sans importance, mais il représente l'angine d'un confrère du patron. Le cher X a probablement avalé une bonne quantité d'antibiotiques avant de prélever l'échantillon. Voilà pourquoi le résultat est négatif. Marrants les médecins : ils aseptisent, puis la nature s'obstinant malgré le traitement choc, ils accourent au labo. Mais c'est avant, mes amis qu'il faut venir ! D'autant plus que, s'il s'agit, comme dans la plupart des cas d'un virus, l'antibiotique est inactif. Il ne fait que déséquilibrer l'organisme. De plus, il est bien connu que l'abus d'antibiotique suscite la résistance des microbes. Rien à faire ! Ils ont la maniaquerie des antibiotiques. Alors, qu'ils ne viennent pas se plaindre que les analyses ne donnent rien. Joséphine est irritée. Elle se replonge néanmoins dans la contemplation des mystérieuses boîtes de Pétri.

 

Maintenant installée devant une flamme, notre laborantine, à l'aide d'une espèce de baguette, trace des signes invisibles sur des boîtes plates et sans secret. Ensuite, elle les dépose dans la grande armoire blanche et tiède. Demain, fée bactérienne aura créé des couleurs significatives.

Les préparations qu'elle regardait tout à l'heure avec une grande attention sont maintenant jetées sans ménagement dans un sac destiné à la stérilisation. Pas de sentiments pour les microbes qui ont livré leurs secrets ! Bien plus : il n'est pas question de leur donner une seule chance de proliférer hors contrôle. La couleur jaune du sac est sans appel : seule destination possible : l'incinérateur.

Il est grand temps d'aller boire une tasse de café. Joséphine se désinfecte les mains, sort et ferme la porte blanche.

La matinée s'achève sans problème. L'heure du dîner approche. Joséphine range sa table, l'asperge à grands jets d'un liquide laiteux à l'odeur forte, mais agréable. Il s'agit bien entendu d'un désinfectant qu'elle étale jusque dans le plus caché des recoins. Elle essuie ensuite et lustre quasi amoureusement la surface marmoréenne de la table de travail. Après s'être également aspergé les mains, elle les sèche à l'aide serviettes en papier généreusement offertes par un brillant distributeur chromé. Elle coupe l'éclairage, sort et ferme la porte.

A peine dans le couloir, elle enlève son tablier blanc. Avant d'entrer dans le vestiaire, elle marque une halte devant la pointeuse. Cette dernière retentit d'un "bang " autoritaire. La laborantine imagine un imposant magistrat dans une grande salle. Il frappe son marteau sur la table et dit : "repos". Joséphine hausse les épaules et se dit : "dîner". Dans une heure, le marteau frappera à nouveau et proclamera :

- Travail !

- Bien Monsieur !

 

Au réfectoire, quelques collègues de la chimie sont attablés et de très bonne humeur.

- Salut les chimistes ! Vous avez l'air en forme aujourd'hui ?

Jean :

- Nous mettons la nouvelle au courant de ses obligations de débutante.

Joséphine :

- Je parie que notre ingénieur a envie de boire un verre.

Tout le monde rit de bon cœur.

La conversation continue sur ce ton. Comme d'habitude, on parle sang, boudin, crachats et cacas. On arrive inexorablement à la syphilis et aux gonocoques, ces petites bêtes que Brassens a si élégamment nommées "crêtes de coqs". Dans notre petite ville, le sida n'a pas encore terni l'image de vénus si bien libérée par la pilule et les antibiotiques. Profitons-en pour rire de l'amour avant d'en avoir peur !

Les joyeux dîneurs sont jeunes : Les plus vieux ont à peine plus de trente ans. Pourtant ils se complaisent déjà dans les souvenirs rassurants de leur "expérience". Quelques années de travail, trop peu nombreuses pour les avoir marqués du sceau de la lassitude les rassurent en les plaçant au-dessus des craintives tribulations des débutants.

Joséphine les interpelle :

- Vous souvenez-vous de mon premier frottis de pénis ?

- Jean s'exclame :

- Comme si c'était hier ! Tu étais toute jeune.

- J'arrivais à peine.

- Louis était encore là.

- Vous formiez une fameuse équipe à vous deux.

- Il s'était arrangé pour que ce travail te revienne. Nous étions tous derrière la porte à épier tes réactions. Nous nous amusions beaucoup. Mais tu ne nous as jamais raconté ce qui s'est passé derrière cette porte.

- Tu veux le savoir ?

- Et comment !

Jean se frotte les mains. Il se régale. Joséphine prend un air de conteuse :

- J'avais mis un propre tablier et, pour me vieillir, mes lunettes sur le bout du nez. De mon air le plus sérieux, j'entrai dans la salle de prélèvements. Je faisais des efforts pour paraître très "scientifique". Je savais que vous étiez tous derrière la porte, celle qui s'ouvre sur la salle de triage. Je vous entendais rire. J'ai parlé haut pour couvrir vos voix. C'était trop ! Heureusement, le patient était un peu sourd. Non, ce n'était pas un Don Juan, ni un hautain Apollon. C'était un bon petit vieux, bien de chez nous. Qu'allais-je lui dire ? "Déshabillez-vous" me semblait osé. Je vous entendais toujours rire. J'avais déjà salué, pris des nouvelles de son voyage… Il était grand temps d'aborder le sujet. Pendant que mon cerveau cherchait, ma bouche prononçait : "Votre médecin a téléphoné…" Il baissait déjà son pantalon. Sous les longs pans de la chemise, surgissait un peu penaud le fameux pénis. Je le regardai attentivement. Il était couvert de six petites taches brunâtres et sèches. Le vieil homme m'expliquait dans un français mi-wallon : " Ma femme a eu saquant problèmes dis costé là. Le Docteur li a arrandji ça, mais vlà qu'dj'ai attrapé ces p'tits bottons-là." J'avais envie de dire à ce monsieur bien gentil de se savonner plusieurs fois par jour, de préférence avec un savon désinfectant de et de masser ensuite avec de l'huile d'amande douce. Mais n'étant pas médecin, je me suis contentée de sourire et lui souhaitai une prompte guérison. En sortant de la salle de prélèvements, je n'étais pas rouge de la tête aux pieds et j'en connais qui ont été forts déçus.

Jean, avec un air de parfaite contrition :

- Tu semblais même tout à fait à ton aise. Tu saluais encore le patient dans le couloir : "Bon retour… et patati et patata." Nous nous sommes dispersés avant que tu ne rentres au labo. Pour nous, tu n'étais plus la petite nouvelle, mais une collègue qui avait de l'aplomb.

- Merci Jean ! Etais-tu beaucoup plus ancien que moi ?

- Moi non, Louis, oui ! Nous faisions équipe !

Joséphine se tourne vers la jeune recrue :

- Tu vois : les hommes et leur habitude de se coaliser contre les femmes !

La nouvelle rit poliment. Les chimistes lui font comprendre qu'ils seront tous derrière la porte lors de son premier et tout prochain prélèvement spécial, mais Joséphine ne lui laisse pas le temps de s'empourprer :

- Ne t'inquiète pas. Je suis maintenant spécialisée en frottis de tous genres. Je n'en laisse aucun à personne, même pas pour le plaisir des farceurs. Si un jour tu devais t'y mettre, nous les ferions ensemble, le temps que tu prennes de l'assurance.

Après quelques détours dont les conversations anodines ont le secret, Jean invite Joséphine à raconter le cas "Charles". Elle prend donc un air de conteuse et commence

- Il était une fois…

Tous rient, Joséphine s'interrompt :

- Vous m'avez demandé de raconter. Je raconte.

- Continue, continue. On peut bien rire, non ?

- Bon, je reprends :

"Il était une fois une journée aussi grise que les autres. Soudain, une secrétaire arriva en trombe. C'était Monique :

- Joséphine, vient un peu. Un gars apporte un prélèvement pour recherche de gonocoques. Il est fâché. Je ne comprends rien à ce qu'il raconte.

De mon air autoritaire bien connu, je la suivis et abordai le mécontent :

- Bonjour, Monsieur ! La secrétaire me dit…

- Voici des urines. Cette fois, ne les perdez plus !

- Comment Monsieur ? Nous n'avons pas l'habitude d'égarer les échantillons.

- Je ne sais pas si c'est une question d'habitude chez vous. Ce qui est certain, c'est que j'en ai déposé un avant-hier ici. Quand le Docteur Franck, mon médecin, vous a téléphoné ce matin pour avoir les résultats, vous lui avez affirmé ne l'avoir jamais reçu.

- Quel est votre nom ?

- Lascaille.

- A quelle heure avez-vous apporté votre échantillon ?

- A deux heures de l'après-midi.

- Permettez. Je vais vérifier.

Je consultai le cahier. Pour le Docteur Franck, j'avais bien reçu des urines deux jours auparavant, l'après-midi. Mais elles étaient au nom de Charles. Tout à coup, la lumière jaillit !

- Votre prénom serait-il Charles ?

 

- Oui, bien sûr.

- Parfait. Votre échantillon n'est pas perdu. Nous l'avons tout simplement identifié à votre prénom.

- Ah bon ! J'aime mieux cela. Je suppose que la recherche est positive ?

- Je suis désolée. Je ne peux pas vous donner ce genre d'information. Je vais de ce pas informer le Docteur Franck.

- Pourquoi ne me voulez-vous pas me donner ce résultat ?

- Je suis désolée, Monsieur. La loi me l'interdit. Toute information doit transiter par le médecin traitant.

- C'est ridicule. D'autant plus que je sais que j'ai une blennorragie à gonocoques. Je le sais, car j'ai fait mon service militaire."

Les techniciens attablés éclatent de rire, même ceux qui connaissent l'histoire depuis longtemps. Jean explique aux plus jeunes que l'armée passe des films sur les maladies vénériennes à ses recrues. "C'est à vous dégoûter des femmes", ajoute-t-il.

La novice interroge :

- Quel est le but de l'armée ?

Sentencieuse, Joséphine explique :

- Près des casernes, il est de coutume de trouver des bordels.

- Ne serait-il pas plus hygiénique de les fermer ?

- Et votre sécurité, Mademoiselle ? Les jeunes soldats ont le sang ardent. N'est-ce pas Jean ?

Celui-ci rougit. Ses oreilles se décollent.

- Moi, j'étais déjà marié ! Continue ton histoire.

- Tu as raison. Laissons les miliciens à leurs films didactiques. Où en étais-je ?

- "Je sais que j'ai des gonocoques, car j'ai fait mon service militaire."

- Ah oui ! Je lui répondis : "J'aurais dû le faire également. Pareil apprentissage me serait peut utile dans mon travail. Mais il faudra que vous m'excusiez, car il faut que je m'y remette sérieusement.

Monsieur Lascaille s'en alla, convaincu qu'il souffrait d'une blennorragie à gonocoques. Pourtant, la recherche était négative. Il ne restait plus qu'à informer le médecin de ce résultat qui, à coup sûr, n'allait pas lui plaire. En plus, il allait falloir lui expliquer avec un raisonnement crédible que son flacon perdu ne l'était pas. J'entamai donc une enquête.

La plus jeune des secrétaires de l'époque s'appelait Yvonne. Elle n'est pas restée longtemps. Elle avait une jolie petite frimousse, mais n'était pas très dégourdie. Le fameux mardi à quatorze heures, elle était de service au guichet. Elle avait accueillant monsieur Lascaille bien gentiment et lui avait demandé tous les renseignements administratifs nécessaires. (Ce sont là des détails bien souvent négligés des médecins.) A la question "quel est votre nom", il répondit "Charles", ce qu'elle inscrivit sur le flacon et les documents.

Pour tout commentaire, le docteur Franck supposa ironiquement que la secrétaire devait être extrêmement séduisante pour troubler de la sorte un aussi sérieux patient que monsieur Lascaille. Néanmoins, il me fit recommencer l'analyse. Pas plus que ce cher Charles, il ne croyait en mon résultat négatif.

Peut-être avaient-ils raison tous les deux. Un faux négatif est toujours possible dans ce dur métier. Je m'acharnai donc à trouver les fameux coques dits "en grains de café". Si on les trouve à l'intérieur des globules blancs, le compte est bon. Mais il n'y avait aucune trace de pus. Les urines étaient claires. Le prélèvement avait-il été réalisé dans les meilleures conditions ? Je fis part de mes réflexions au docteur Franck et lui proposai de m'envoyer du pus urétral plutôt que des urines. Il m'avoua qu'il n'y avait pas d'écoulement purulent !

- Alors, Docteur, ou bien il s'agit d'une vieille infection et nous ne trouverons rien, ou bien nous ne sommes pas en face d'une blennorragie à gonocoques.

- Il nous faut quand même insister.

Voilà pourquoi le lendemain matin, ce cher Charles me demandait encore à la réception. Un sourire narquois au coin des lèvres, Monique me taquina :

- Joséphine, je crois que tu as une touche, car le gars d'hier est à nouveau là qui te réclame. Il veut absolument te parler.

- Des pareils, tu peux te les garder. Bon j'arrive.

A la réception, j'affichai un large sourire, un de ce genre-là qui, pourtant bien épanoui, ne rit pas, ne nargue pas non plus. Vous savez : Cette espèce d'expression que l'on place sur le visage, au même titre qu'un maquillage, une parure qui se veut agréable sans rien laisser paraître de soi. Sourire commercial ou gage de civilité ?"

Certains techniciens dont la figure est en permanence éclairée par cette attitude courtoise paraissent embarrassés. Joséphine poursuit son récit. Le trouble est oublié.

"Alors, avec ce fameux beau sourire, j'abordai le guerrier spécialisé :

- Bonjour, Monsieur Lascaille !

Monsieur Charles ne riait pas ! Loin d'être agréable, il exprimait cependant de la condescendance à la maladroite qu'il estimait que j'étais :

- Bonjour, chère Mademoiselle ! Les résultats sont négatifs. Pourtant, je sais que j'ai des gonocoques. Je vous l'ai dit : J'ai fait mon service militaire. De plus, j'étais dans les para commandos. Je sais donc ce que c'est ! Je vous apporte un troisième échantillon. Faites bien attention.

- Comptez sur moi ! Je vais vite lancer la culture, car ces petites bêtes sont très fragiles. Elles ne peuvent attendre. Excusez-moi. Au revoir Monsieur.

- Oui, faites bien attention, car c'est très important.

Le samedi matin, aucune des cultures, aucun des examens microscopiques ne montrait la moindre trace de gonocoque. Charles se présenta encore. Il était persuadé que je n'y connaissais absolument rien en matière d'infection vénérienne. Mais il fut fort compatissant à mon égard. Pour me consoler de mon ignorance et parfaire mon éducation, il me fit des confidences troublantes sur l'origine louche de cette petite affection. Je n'arrivais pas à m'en débarrasser. Je l'avais vivement remercié, avais rougi de ses récits, paru terrorisée par la venue probablement proche du patron, mais rien n'y fit. Charles voulait absolument améliorer ma formation. A court de bonnes manières, je le plantai là, carrément, au milieu des ses explications.

Charles ne se vexa pas pour autant. Au contraire ! Quelques jours plus tard, il vint nous faire ses adieux. Guéri, il partait pour le Brésil. On peut dire que cette banale affection vénérienne a coûté cher à l'assurance maladie : Quatre analyses et au moins autant de visites chez les médecins, sans compter les antibiotiques administrés probablement à propos dès le premier jour !"

Joséphine regarde sa montre.

- Oh la-là ! Mon récit est terminé, mais le temps de midi, lui, il est dépassé.

Jean regarde également sa montre et n'a qu'un mot :

- Zut !

Tout le monde se précipite vers la pointeuse. Cela fait :

- Bang.

- Bang.

- Bang…

Le bruit est désagréable. La sentence de cet incorruptible magistrat d'acier est sans appel. Son marteau aboie :

- Au travail !

- Bien, Monsieur !

 

Le cerveau vide d'avoir tant parlé et vexée d'être en retard, Joséphine rejoint un local où l'attend un après-midi chargé. Elle allume son bec Bunzen et recommence à tracer des signes invisibles sur des petites boîtes plates de différentes couleurs. Il fait gris dehors, mais quelle importance ? Soleil ou pas, les néons sont nécessaires pour travailler.

Ses gestes sont devenus tellement routiniers que son cerveau engourdi, autant par la flamme que par la digestion, s'échappe du vase blanc pour se dilater dans un rêve, loin de la bactériologie. Les pensées de Joséphine voguent dans un jardin où des groseilles grosses et rouges de soleil attendent de devenir confiture.

 

Les boîtes s'accumulent, prêtes à être rangées dans l'étuve. Un bruit de pas résonne dans le couloir. "Chouette, une visite, se dit Joséphine. Serait-ce le docteur Rémy ?" La porte s'ouvre et… c'est une catastrophe ! La garde apporte une masse de prélèvements. Elle en a plein les mains. Très heureuse de ne pas être concernée par ces analyses, elle s'écrie joyeusement :

- Sept frottis et un liquide gastrique pour le docteur Mirande ! C'est urgent.

- Un nouveau-né ?

- Oui, c'est un prématuré, mais pas de beaucoup.

Joséphine comprend immédiatement de quoi il s'agit. Elle regarde l'ordonnance d'analyse. Le docteur Mirande n'a pas demandé la numération des leucocytes dans le liquide gastrique. Ça ne lui ressemble pas. Il s'agit probablement d'une erreur de l'infirmière qui a rempli le document. Qu'à cela ne tienne, même si l'analyse ne pourra pas être facturée, Joséphine va la réaliser immédiatement, car le résultat sera déterminant.

Elle pousse les boîtes routinières pour dégager la table. Cette fois, plus question de rêver : l'urgence est là. Elle étale consciencieusement du liquide gastrique sur une lame. Pendant que cette dernière sèche, elle met en culture les frottis. Elle colore la lame, la met sécher et prépare une cellule Burker qui servira à la numération. Elle s'installe au microscope. L'instant est crucial. Que va-t-elle voir ? S'il n'y a rien, pas de globules blancs, pas de germes, tout sera fini. Elle aura établi que le nouveau-né n'a probablement pas été contaminé. Elle recommencera ses signes cabalistiques sur les boîtes plates de la routine.

Le téléphone sonne :

- La bactério, bonjour !

- Bonjour, c'est la maternité. Le docteur Mirande demande que vous fassiez une numération des leucocytes dans le liquide gastrique du nouveau-né.

- Je m'en doutais. La lame est au microscope. J'allais commencer la lecture. Je vous sonnerai dès que j'aurai les résultats. Cela ne va pas tarder.

- C'est parfait. Merci.

- A tout de suite.

Joséphine s'installe à nouveau au microscope. Elle est impatiente. La lampe allumée, elle place la lame sur le plateau et règle la mise au point. Le spectacle est sans équivoque : D'innombrables germes et globules blancs couvrent le champ. Ce gosse a de la chance d'être dans les mains du docteur Mirande, car non ou mal traité, il mourrait.

Maintenant, pas de tout ça ! Il faut en dire plus. Les globules blancs sont de très beaux polynucléaires caractéristiques d'une infection. Ils sont très nombreux. La laborantine les comptera avec la Burker. Quant aux germes, ils ont tout d'un streptocoque classique. Vite, il faut prévenir le médecin.

L'infirmière ne comprend probablement la portée de cette présomption. Elle demande :

- Ce sont de bons résultats ?

Joséphine se sent mise en doute. Un peu agressive, elle demande :

- Comment ça : "De bons résultats ?"

- Je veux dire : Est-ce normal ou dois-je prévenir le docteur Mirande ?

Joséphine comprend que l'infirmière ne sait pas que des leucocytes et du streptos, c'est mortel pour le bébé. Heureusement qu'elle a posé la question. Joséphine lui répond très gentiment :

- Oui, bien sûr ! Les résultats sont pathologiques. Il faut le prévenir immédiatement. C'est très important. Pour ma part, je vais compter exactement les globules blancs et essayer d'avancer encore dans l'identification du germe. Je viens de recevoir des nouveaux réactifs. Je vais essayer de les faire parler. Je vous rappellerai.

Joséphine retourne au microscope. Elle compte les globules blancs. Sans nul doute, ils témoignent d'une infection. Elle va maintenant tester les nouveaux réactifs. Ils permettent d'identifier rapidement les antigènes de certaines bactéries. Elle les a déjà contrôlés à partir de cultures. Ils donnent de bons résultats. Avec la quantité de germes qu'il y a dans le liquide gastrique, si c'est le fameux strepto B qui a déjà tué tant de nouveau-nés, on le saura tout de suite.

La manipulation qu'imagine Joséphine n'a encore jamais été réalisée. Il s'agit de l'association de deux techniques différentes. Pourquoi ne pas essayer ?

Laissons notre laborantine à ses tripotages et profitons de ce qu'elle est occupée pour nous promener dans son univers. Des boîtes multicolores sont éparpillées sur la table devant la fenêtre. A gauche, la grande étuve toute blanche et tiède invite au repos, alors qu'à côté d'elle, le microscope nous rappelle le caractère rigoureusement scientifique de l'établissement. A droite, l'évier barbouillé de colorants évoque une intense activité. Mais en ce moment, le travail fébrile de la technicienne se cantonne au niveau de la table qui jouxte la porte, dos à la fenêtre. Sauvons-nous, car elle réfléchit.

 

Moins de deux heures après avoir reçu l'échantillon, Joséphine téléphone fièrement l'identification fort probable du germe en cause. Il s'agit bien du strepto B.

Reste à espérer que les jours qui vont suivre verront la confirmation de tout ceci à l'issue des tests classiques. En attendant, Joséphine savoure son exploit. Elle va rapporter les faits aux biologistes et se pavaner un peu devant les chimistes.

Le grand chef blanc est déjà retourné. Le pharmacien prête une oreille polie à la laborantine, tout en continuant de signer le courrier. Il ne s'intéresse même pas à l'aspect technique de la méthode utilisée par Joséphine.

Quant aux chimistes, rassemblés autour de la tasse de café, ils ont des sujets plus hilarants à aborder. Alors, après avoir bu une tasse et fumé une cigarette, un peu découragée par le manque d'intérêt de son entourage, la bactériologiste se dit qu'il serait grand temps de penser à achever la journée. Il est seize heures trente. Le travail ne sera pas encore fini à l'heure aujourd'hui.

Rentrée dans son beau local blanc, elle retrouve les piles de boîtes abandonnées pour la bonne cause. Malheureusement, elles ne se sont pas ensemencées toutes seules. Il y a encore du travail pour plus de deux heures. Quelle merde !

Mais à quoi bon se plaindre ? Elle allume le gaz et s'assied. Avec un genre de pinceau qui a pour poils un fil de platine qu'elle rougit régulièrement à la flamme, elle trace des signes rapides et invisibles sur la surface plate des géloses. Les boîtes sautent dans sa main gauche plutôt que d'y passer. Ses gestes sont presque violents tant elle est pressée.

Il est dix-neuf heures trente. Joséphine désinfecte sa table, éteint la lumière, sort et ferme la porte. Au vestiaire, elle enlève son tablier et se lave encore une fois les mains. Il est trop tard pour faire les courses. Tant pis, elle se cuira une omelette aux oignons.

La nuit est déjà tombée. Elle traverse le pont. A cette heure-ci, il se donne un air de fête aux lampions pour escorter les piétons éblouis par ses lampes trop basses et les phares des voitures. La technicienne traverse la place. Les odeurs de friture attisent sa faim. Elle imagine les oignons frémissant dans la poêle. Les passants deviennent rares et pressés. Elle longe la Meuse et respire à pleins poumons l'odeur de vase qui s'en dégage. Les senteurs du soir caressent ses narines. Elle s'enivre de l'air frais et noir. Elle est fatiguée. Personne ne l'attend. Elle est vide de sa journée trop remplie. Un rêve passe. Le docteur Rémy n'est pas venu.

Un bon film à la télévision lui changera probablement les idées.

Les oignons frétillent dans la graisse. Joséphine casse les œufs. La nature est bizarre. Les poules sont des animaux relativement petits et nous nous nourrissons de leurs ovules. Elles en pondent un par jour. La femme, un par mois. Le liquide gélatineux de la cellule s'étale autour de son noyau. Cet œuf aurait pu devenir poussin. Le liquide amniotique est moins épais et le fœtus ne se développe pas dans une coquille. A quoi ressemble le prématuré de ce midi ? Il a certainement la peau rouge et plissée. Il est probablement petit et frêle au point d'avoir peur de le toucher. Au moment de sa naissance, cet être a ingurgité une quantité de microbes à faire frémir les hygiénistes et pourtant il vivra, car le docteur Mirande lui administre un traitement adéquat. Ce ne fut pas le cas du petit Brallot qui n'a connu l'existence que trois jours. Le pédiatre était un respectable maître aux cheveux blancs. Branché sur les bonnes vieilles techniques traditionnelles et éprouvées, il avait pourtant envoyé le prématuré dans un centre néonatal spécialisé. Les médecins s'étaient-ils concertés, le dossier complet avait-il suivi l'enfant ?

Aucune analyse n'ayant été entreprise à la naissance, Joséphine ne connu l'affaire qu'après la mort du bébé. Le gynécologue eut la triste mission d'annoncer la pénible nouvelle à la mère toujours alitée. Il expliqua à la pauvre femme que son enfant avait "ramassé" un microbe fatal qui se trouvait dans son vagin. La malheureuse se culpabilisa. Il s'agissait de son premier-né. Elle imagina qu'il en serait de même lors de futures grossesses. Il fallait la soigner !

Le brave, mais imbécile gynécologue écouvillonna l'appareil génital de la jeune accouchée et demanda une recherche de streptocoque agalactiae, le fameux strepto B, le germe fatal.

Les œufs sont maintenant cuits. Le journaliste à la télévision parle de massacres chrétiens au Liban. Joséphine prête une oreille distraite au lot de violence quotidienne. L'actualité sportive la ramène au cas Brallot. Elle se souvient du sentiment de colère qui l'anima quand elle apprit la mort de ce nouveau-né. Il y avait eu manque de prévention. A l'époque, l'examen du liquide du liquide gastrique n'était pas encore connu, mais on pouvait déjà rechercher le redoutable germe chez la femme enceinte. Il arrive à la femme d'être porteuse de ce microbe sans en être affectée. Hors grossesse, on peut même le considérer comme un commensal du vagin. Par contre ce germe responsable de la mammite des vaches peut être terrible au moment de l'accouchement. Avant l'ère des antibiotiques et des notions d'hygiène, il était cause de la fièvre puerpérale à laquelle succombaient beaucoup de parturientes. Actuellement, il est l'agent principal des septicémies néonatales. Certains médecins préconisent une désinfection des porteuses. Lors d'une rupture prématurée de la poche, le risque de contamination de l'enfant est très grand. Dans ce cas, des mesures préventives s'imposent impérativement.

Quand Joséphine reçut la demande d'analyse et qu'elle fut informée du contexte clinique, elle fit des recherches dans les archives. A deux reprises, pendant la durée de la grossesse, des analyses d'urines avaient été réalisées pour madame Brallot. Les deux fois, le fameux strepto B étaient présent ! Il s'agissait d'analyses de routine. La patiente ne souffrait pas d'infection urinaire. Le germe était présent en tant que contaminant. Chez la femme, la contamination des urines par la flore vaginale est régulière. Elle a lieu lors de la miction. C'est pourquoi Joséphine isole et identifie toujours les streptos contaminants dans les urines, pour le cas où la femme serait ou deviendrait enceinte.

Il y avait eu rupture prématurée des poches. Dans ce cas, la contamination de l'enfant par la flore vaginale est fort probable. Il n'y avait pas eu d'analyse bactériologique du vagin pendant la grossesse. Aux yeux de Joséphine, c'est déjà une erreur. Par contre, les analyses d'urines avaient signalé à deux reprises la présence de strepto B. Il fallait donc traiter l'enfant à la naissance, avant l'apparition de la fièvre, car quand cette dernière s'installe, le pronostic est déjà sombre. Si on attend les résultats d'une hémoculture, l'enfant est condamné. Même si l'hémoculture est prélevée très tôt, même si le service de bactériologie fait un travail irréprochable, l'enfant n'a plus aucune chance. Il meurt à peu près au moment où le labo sonne le premier résultat.

Une simple pénicilline aurait pu sauver cette vie.

Maintenant, l'examen du liquide gastrique permet de savoir tout de suite si le bébé a été oui ou non contaminé. On le pratique obligatoirement chaque fois qu'il y a eu rupture prématurée des poches. C'est le docteur Mirande qui introduisit la technique. Il arriva un jour avec une publication française traitant de la prévention des septicémies néonatales. Depuis lors, l'examen du liquide gastrique et la mise en culture des sept frottis d'un nouveau-né à risque font partie de l'éventail d'analyses offertes aux médecins. Encore faut-il qu'ils pensent à les demander !

Quant à la l'identification rapide du strepto B pratiquée par Joséphine aujourd'hui, espérons qu'elle sera confirmée par la culture et les tests classiques. Mais n'y pensons pas trop. La bactériologie ne doit pas nous accaparer.

Voyons si un programme à la télévision pourra nous distraire. Il est déjà tard. FR3 passe un vieux film de Marcel Pagnol avec Raimu. Profitons de l'aubaine. Bonsoir les microbes !

 

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